dimanche 25 mars 2012

Elle et le Black Fashion Power (8/10) Retour sur une polémique



House slaves


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L'arme la plus efficace que détienne l'oppresseur se trouve dans la tête des opprimés

Dans la bouche de Malcolm X, les mots sonnent presque comme dans une parabole évangélique : il y est question de l'esclave domestique et de l'esclave des plantations (house slave vs. field slave), le premier ayant été judicieusement instrumentalisé par le maître colonialiste pour juguler les ambitions libertaires du second. (Ceux et celles qui ne connaissent pas l'anglais feraient mieux d'apprendre à se servir d'un traducteur en ligne, parce que, là, je manque sérieusement de temps pour assurer la traduction. Désolé ! Mais la parabole est belle. Et c'est là qu'on découvre que Malcolm X, à l'instar de bien des rappeurs, ou des bluesmen (B.B. King), commettait des fautes de syntaxe (en fait, cela fait partie du slang chez les Afro-américains, à savoir parler en écrabouillant les règles de la langue académique ; et ils ne sont pas les seuls !) : "there was two kinds of slaves" au lieu de "there were..." !).


Malcolm X, extrait du Message to the Northern Negro Grass Roots Leadership Conference, 10th November 1963, called Message to the Grassroots.


(...)


There was two kinds of slaves.

There was the house Negro and the field Negro. The house Negroes – they lived in the house with master, they dressed pretty good, they ate good ’cause they ate his food — what he left. They lived in the attic or the basement, but still they lived near the master; and they loved their master more than the master loved himself.  They would give their life to save the master’s house quicker than the master would.

The house Negro, if the master said, “We got a good house here,” the house Negro would say, “Yeah, we got a good house here.”  Whenever the master said, “we,” he said “we.” That’s how you can tell a house Negro.  If the master’s house caught on fire, the house Negro would fight harder to put the blaze out than the master would. If the master got sick, the house Negro would say, “What’s the matter, boss, we sick?” We sick! He identified himself with his master more than his master identified with himself.

And if you came to the house Negro and said, “Let’s run away, let’s escape, let’s separate,” the house Negro would look at you and say, “Man, you crazy. What you mean, separate? Where is there a better house than this? Where can I wear better clothes than this? Where can I eat better food than this?”

That was that house Negro. In those days he was called a “house nigger.” And that’s what we call him today, because we’ve still got some house niggers running around here.

This modern house Negro loves his master.  He wants to live near him. He’ll pay three times as much as the house is worth just to live near his master, and then brag about “I’m the only Negro out here.” “I’m the only one on my job.” “I’m the only one in this school.” You’re nothing but a house Negro.
And if someone comes to you right now and says, “Let’s separate,” you say the same thing that the house Negro said on the plantation. “What you mean, separate? From America? This good white man? Where you going to get a better job than you get here?”

(...)

On that same plantation, there was the field Negro.

The field Negro — those were the masses.  There were always more Negroes in the field than there was Negroes in the house. The Negro in the field caught hell. He ate leftovers.  In the house they ate high up on the hog.  The Negro in the field didn’t get nothing but what was left of the insides of the hog. They call ‘em “chitt’lin’” nowadays. In those days they called them what they were: guts. That’s what you were — a gut-eater. And some of you all still gut-eaters.

The field Negro was beaten from morning to night. He lived in a shack, in a hut; He wore old, castoff clothes.  He hated his master. I say he hated his master.  He was intelligent. That house Negro loved his master.  But that field Negro — remember, they were in the majority, and they hated the master. 

When the house caught on fire, he didn’t try and put it out; that field Negro prayed for a wind, for a breeze.  When the master got sick, the field Negro prayed that he’d die.  If someone come to the field Negro and said, “Let’s separate, let’s run,” he didn’t say “Where we going?” He’d say, “Any place is better than here.”

You’ve got field Negroes in America today.  I’m a field Negro.  The masses are the field Negroes.  When they see this man’s house on fire,  you don’t hear these little Negroes talking about “our government is in trouble.”  They say, “The government is in trouble.” Imagine a Negro: “Our government”!  I even heard one say “our astronauts.”  They won’t even let him near the plant — and “our astronauts”!  “Our Navy” — that’s a Negro that’s out of his mind. That’s a Negro that’s out of his mind.

Just as the slave-master of that day used Tom, the house Negro, to keep the field Negroes in check, the same old slave-master today has Negroes who are nothing but modern Uncle Toms, 20th century Uncle Toms, to keep you and me in check, keep us under control, keep us passive and peaceful and nonviolent. That’s Tom making you nonviolent.


Il y avait deux sortes d'esclaves.

Il y avait le nègre domestique et le nègre des champs. Les Nègres domestiques - ils vivaient dans la maison avec leur maître, étaient plutôt bien habillés, étaient bien nourris parce qu’ils mangeaient la même nourriture que leur maître – ses restes, ils vivaient dans le grenier ou le sous-sol, mais néanmoins toujours près du maître, et ils aimaient leur maître bien plus qu’il ne s’aimait lui-même. Ils auraient donné leur vie pour sauver la maison du maître plus vite que lui même n’aurait voulu le faire.

Le nègre-maison, si le maître disait : « Nous avons une belle maison ! », aurait répliqué : "Ouais, nous avons une belle maison !". Chaque fois que le maître disait, «nous», il répliquait : «nous». C’est ainsi qu’on peut décrire un nègre-maison. Si la maison du maître prenait feu, le nègre-maison combattait le feu avec bien plus d’énergie que son maître ne l’aurait fait. Si le maître tombait malade, le nègre-maison disait, "Y a un problème patron ? Nous malades ?" Nous malades ! Il s'identifiait à son maître bien plus que ce dernier ne s’identifiait à soi-même.


(...)

De la même manière que le maître de cette époque utilisait Tom, le nègre-maison, pour tenir sous  contrôle les nègres des champs, le même bon vieux maître d’aujourd'hui dispose de nègres qui ne sont rien d’autre que de modernes Oncles Tom, des Oncles Tom du 20ème siècle, pour nous tenir, vous et moi, en respect, nous garder sous contrôle, nous tenir passifs, pacifiques et non violents. C’est le rôle de Tom que de vous maintenir dans la non-violence.
 


Esclaves de maison, esclaves domestiques, esclaves d'intérieur. On pourrait dire aussi "esclaves supérieurs" : ceux qui vivaient au plus près de leurs maîtres blancs. Et comme dans tout système colonial, le maître a vite compris le parti à tirer de cette opposition entre esclaves, en érigeant un groupe au-dessus de l'autre, histoire de s'attirer les bonnes grâces d'une "élite" qui aimerait le maître bien plus qu'il ne s'aimait lui-même, pour reprendre les termes de Malcolm X.


Et voilà comment, par exemple, en Afrique du Sud, on eut cette gradation dans la classification des gens de couleur, selon le caractère plus ou moins foncé de la peau,  comment, au Rwanda, on eut l'opposition entre Hutus (basse classe) et Tutsi (classe huppée), etc.

Les esclaves dits supérieurs vivaient au plus près de leurs maîtres blancs, voire très près,  si l'on en juge par l'apparition plus que précoce des premiers métis en Amérique du Nord (mais aussi en Afrique du Sud !), à une époque où, pourtant, les mariages mixtes étaient vivement prohibés.

Et les génitrices étaient toujours noires. Ça vous étonne ? Qu'il y a quatre ou cinq siècles, des Nafissatou, Bineta et autres Fatoumata, fraîchement débarquées de leur Afrique natale, aient tapé dans l'oeil d'un propriétaire, d'un fils de bonne famille voire d'un contremaître et se soient retrouvées enceintes ?

Ainsi naquit une véritable gradation sociale parmi les esclaves, entre ceux qui trimaient dehors, dans les champs et les plantations, et ceux qui avaient accès aux chambres à coucher, aux salons et aux salles de bains, en qualité de gens de maison voire de majordomes et de nounous.



La bourgeoisie négro-américaine actuelle n'est que le produit de cette ancienne ségrégation entre les esclaves, phénomène qu'on retrouve partout ailleurs sur les deux continents américains et aux Antilles, et dont le marqueur principal semble être la plus ou moins grande concentration de mélanine. 

Dr. Charlotte Hawkins Brown, 1912

Quant à l'origine de ces naissances de sangs-mêlés, à une époque où les maîtres blancs n'étaient pas censés se mélanger génétiquement avec leurs esclaves, on devine aisément les siècles de viols, d'agressions sexuelles, de grossesses escamotées, d'accouchements clandestins, au fond d'une grange..., rien que de belles manifestations de la brillante civilisation judéo-chrétienne !

Femme "noire" américaine vers 1900

Voilà qui nous explique la présence au sein de la communauté noire américaine de spécimens à la peau bien claire et aux traits fort peu négroïdes, et ce, longtemps avant la fin de l'époque ségrégationniste.



Negro George, grand gaillard au teint "jaune et brillant" (bright yellow man), forgeron de métier, probablement un "bâtard" né d'une esclave et d'un père 'inconnu', s'est échappé de la plantation des Lewis Field, qui offrent cinquante dollars à qui s'empare de lui en Virginie, soixante-quinze dollars s'il est appréhendé dans le Maryland, et bien plus que cela s'il est pris dans un Etat libre... 

La vie des esclaves domestiques était généralement bien meilleure que celle de leurs congénères des plantations : nourriture, habillement...

House slaves usually lived better than field slaves. They usually had better food and were sometimes given the family's cast-off clothing. William Wells Brown, a slave from Lexington, Kentucky, explained in his autobiography, Narrative of William W. Brown, A Fugitive Slave (1847): "I was a house servant - a situation preferable to that of a field hand, as I was better fed, better clothed, and not obliged to rise at the ringing of the bell, but about half an hour after."



 
Observons, en passant, que le phénomène du "house slavery" remonte à la plus haute antiquité et est aussi ancien que l'esclavage lui-même.

A house slave appears in the Socratic dialogue, Meno, which was written by Plato. In the beginning of the dialogue, the slave's master, Meno, fails to benefit from Socratic teaching, and reveals himself to be intellectually vicious. Socrates turns to the house-slave, who is a boy ignorant of geometry. The boy acknowledges his ignorance and learns from his mistakes and finally establishes a proof of the desired geometric theorem. This is another example of the slave appearing more clever than his master, a popular theme in Greek literature.

Il va sans dire que le passage des champs de coton à la maison constituait une formidable promotion pour l'esclave. Les femmes reproduites ci-dessous ne sont plus esclaves, les photos datant des années 1900. Il n'empêche qu'elles sont la parfaite incarnation de ces soubrettes noires dont le lait a nourri tant d'enfants blancs dans cette Amérique restée coloniale avec ces colonisés de l'intérieur que furent les Nègres. Et comme ces domestiques devaient avoir la meilleure des présentations, quoi de plus simple que de les habiller à la mode de leurs maîtres et maîtresses ? Quant aux traits du visage et à la complexion, pour certaines, l'Afrique est déjà bien loin !

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Et tandis que les nègres des champs conservent, surtout faute d'une éducation conséquente, leur statut de lumpen prolétariat, et ce, longtemps après l'abolition de l'esclavage, voire jusqu'à nos jours, les nègres-maisons et leur descendants, qui ont parfaitement intégré les codes de leurs maîtres blancs, entament, lentement mais sûrement, leur ascension de l'échelle sociale. Au point de damer le pion à leurs anciens propriétaires dans divers domaines, allant même jusqu'à réinventer des pans entiers de la culture américaine. 



Et par ailleurs, des descendants des anciens esclaves s'avèrent  particulièrement doués pour les affaires, à tel point que les premiers millionnaires apparaissent assez vite.

Madam C.J. Walker commence par trimer dans les champs de coton, puis elle entre dans la demeure du maître comme préposée à la lessive. De là, elle est promue cuisinière puis se promeut elle-même comme chef d'entreprise spécialisée dans la fabrication de produits capillaires, ce qui va faire d'elle la toute première millionnaire afro-américaine.

Nombreux sont ceux qui vont penser - et j'en suis ! - que cette société américaine est quand même formidable ! Enfin, voir une petite ouvrière agricole devenir bonne à tout faire et trouver la force de toujours se propulser en avant, au point de se lancer dans les affaires, tout en étant veuve dès ses vingt ans, et la voir "réussir" apparemment sans que son statut de "coloured" ne la handicape, voilà qui est..., comment disent-ils déjà ?, amazing ?!

Il reste que ce n'est là qu'une face de la médaille, voire une seule facette du dé ! Malcolm X penserait, sans doute, que ces nègres qui réussissent ou qui ont réussi ne sont que des versions modernes de l'Oncle Tom : il n'est que de les regarder ; propres sur eux, et prompts à tout faire pour se rapprocher du Blanc. Après tout, Madam C.J. Walker n'a-t-elle pas joué un rôle moteur dans la guerre que les femmes noires des Etats-Unis vont livrer aux cheveux crépus de leurs ancêtres africains ?


  



Prochain épisode : Relire Frantz Fanon !


N. B. À écouter toutes affaires cessantes :  

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(*) Pour avoir passé quelques années en Autriche, je puis témoigner de la ferveur que Jessye Norman suscitait à chacune de ses apparitions scéniques. Le grand air de la mort (d'amour) d'Isolde (original allemand : "Liebestod") commence par ces mots : Mild und leise wie er lächelt (lächeln : sourire, mild : doux, leise : sans un bruit)... Ne ratez pas le sourire énigmatique et plein de douceur du maestro Karajan, tout à la fin, mild und leise! Probablement sa dernière prestation au festival de Salzbourg. Soit dit en passant, Salzbourg (Autriche) est une ville où et dont je suis tombé tellement amoureux ! Allez-y et ne manquez pas d'aller déguster des douceurs au café Tomaselli...


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